3/20/2008

Tropique du cancer

"Debout devant le Dôme, voilà Marlow plein comme une huître. Il est en pleine saoulographie, comme il dit, depuis cinq jours. Cà veut dire une ébriété continue, périgrination de bar en bar nuit et jour sans inturruption, pour finir par un lit à l'Hôpital américain. Le visage osseux, émacié de Marlow n'est rien d'autre qu'un crâne perforé par deux orbites profondes, dans lesquelles sont enterrées une paire de moules mortes. Son dos est couvert de sciures - il vient de faire un petit somme dans les chiottes. Dans la poche de son veston se trouvent les épreuves du prochain numéro de sa revue; il s'en allait chez l'imprimeur, semble-t-il, lorsque quelqu'un l'a enjôlé pour aller boire un coup. Il en parle comme si la chose était arrivé il y a des mois et des mois. Il sort les épreuves et les étale sur le bar; elles sont toutes maculées de café et de salive desséchée. Il essaye de lire un poème qu'il avait écrit en grec, mais les épreuves sont indéchiffrables. Alors il décide de faire un discours, en français, mais le gérant l'arrête. Marlowe prend la mouche : sa seule ambition est de parler un français que même le garçon comprendra. Le vieux français, il le possède à fond; les surréalistes il les a excellemment traduits; mais pour dire une chose extrêmement simple comme " fous-moi le camp d'ici, espèce de con", c'est au delà de ses moyens. Personne ne comprend le français de Marlowe, pas même les grues. Par ailleurs, il est difficile de comprendre son anglais quand il est un peu rond. Il bave et crachote comme un bègue endurci... aucune logique dans ses phrase. "C'est toi qui paye!" est la seule chose qu'il se débrouille de sortir clairement.
Même s'il est cuit jusqu'à l'os, un magnifique instinct de survie avertit toujours Marlowe du moment il faut agir. S'il y a quelque doute dans son esprit sur la question de savoir comment les consommations seront réglées, il ne manquera pas de monter quelque coup".
Henry Miller